L’obraz et le figural dans le cinéma russe : événement d’image et plasticité du temps

Lingüistica & sémiología
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L’analyse comparée de deux notions aussi riches et ambivalentes que l’obraz et le figural dans le champ cinématographique révèle la fonction essentielle de l’instant comme événement temporel et sensible. À la fois créateur et destructeur de l’image, l’instant dévoile la discontinuité, des ellipses et des régressions temporelles qui la tiraillent. Lieu de coprésence et de simultanéité des éléments hétérogènes, l’instant possède néanmoins un caractère de fixité et d’objectivité. Puissance fulgurante, il relève de la rupture et affirme l’inventivité de la matière visuelle. 

 L’obraz et le figural dans le cinéma russe : 
événement d’image et plasticité du temps

Por: Macha Ovtchinnikova

 

Résumé :
Les théories russes dans le champ des arts visuels nous informent sur la proximité conceptuelle entre l’obraz (image ou figure) et la figure. Théorisé par Sergueï Eisenstein, l’obraz est une image virtuelle, naissant du choc entre deux représentations. Influencé par l’icôné orthodoxe et sa puissance auratique, l’obraz eisensteinien semble inspirer Andrei Tarkovski dans ses écrits sur le kinoobraz (image cinématographique) dont la spécificité est le temps, la sensation de son écoulement, sa puissance poétique. L’objectif sera d’articuler quelques aspects de l’obraz soulevés dans les théories des auteurs russes – Paul Florensky, Serguéï Eisenstein et Andrei Tarkovski – au concept du figural élaboré par des auteurs français afin d’identifier les différents modes d’action possibles du kinoobraz sur le tissu visuel et temporel. Il s’agira de montrer comment la dialectique du conflit et de l’attraction des forces contraires propulse ce que Philippe Dubois appelle « événement de l’image »1 et la suspension temporelle de la représentation cristallisée dans l’instant.

Mots-clés : obraz, image cinématographique, image de rêve, figural, instant, théorie du cinéma russe, théologie de l’icône orthodoxe.

 

Les théories russes des arts visuels et du cinéma nous informent sur la proximité conceptuelle entre l’obraz (traduit comme image ou figure) et la figure. Théorisé par Sergueï Eisenstein, l’obraz est une image virtuelle, naissant du choc entre deux représentations juxtaposées ou superposées. Influencé par l’icône orthodoxe (sviatoï obraz), par sa puissance auratique, voire miraculeuse, l’obraz eisensteinien semble inspirer à son tour Andrei Tarkovski dans ses écrits sur le kinoobraz (l’image cinématographique) dont la spécificité serait le temps, la sensation de son écoulement, sa puissance poétique. 

Conflit et attraction sont au fondement de l’izobrajéniyé (traduit par représentation et ayant la même racine que le terme obraz) eisensteinien. Différents types de conflits filmiques sont répertoriés par Eisenstein : a) conflit à l’intérieur de l’image (« conflit graphique », « conflit des plans », « conflit des volumes », « conflit spatial », « conflit d’éclairage », « conflit de tempo »2, etc.) ; b) conflit entre les images (« le montage n’est pas une pensée composée par des morceaux qui se succèdent, mais une pensée qui naît du choc de deux morceaux indépendants l’un de l’autre (Principe “dramatique”) »3) ; c) Conflit entre différents paramètres cinématographiques (« CONTREPOINT SONORE – VISUEL »4).

Dans la théorie d’Andrei Tarkovski, l’izobrajéniyé comme unité visuelle est également pensé en termes de conflit : « Le tout naît de l’union des phénomènes et harmonies contradictoires. La vie naît de la dysharmonie. À son tour, quelque chose d’harmonieux, contenant l’existence des phénomènes en lutte se forme à partir du morcellement de la vie »5. Et ceci : « On atteint l’harmonie seulement par la voie des chocs, des conflits, elle naît du chaos »6

Cette dernière affirmation aurait pu être déclarée par Eisenstein quarante ans plus tôt lorsqu’il élaborait les principes fondamentaux du montage. Le conflit eisensteinien infiltrant les différents paramètres filmiques (la composition de l’image, l’intervalle entre les images, l’articulation de l’image et du son) génère l’attraction qui est définie par le cinéaste soviétique en termes d’efficience sur le spectateur et de désir en général. « Le mouvement comme horizon des formes, le désir comme horizon du mouvement : Eisenstein nomme cela une logique des attractions (c’est-à-dire des contacts désirés). »7 La dynamique de la confrontation, qu’on observe autant chez Eisenstein que chez Tarkovski, semble indissociable de celle de l’attraction. Eisenstein introduit cette notion dès 1923 dans la revue Front gauche de l’art. Provenant du music-hall et du cirque, arts populaires qui passionnent le cinéaste soviétique, l’attraction couvre tout phénomène qui peut agir sur le spectateur et le rallier à la cause de l’auteur. Au cinéma, elle s’oppose au reflet vraisemblable, linéaire et statique d’événement représenté habituellement par l’enchaînement logique des actions. Jacques Aumont soulève les principales  caractéristiques de ce concept : « une forte autonomie » et « une existence visuellement frappante »8.

Ce système dialectique articulant conflit et attraction trouve son écho dans différentes manifestations de la pensée française du figural : contact et déchirure (Georges Didi-Huberman)9, plaie comme déchirure et couture, blessure ouverte et cicatrice (Philippe Dubois)10, accident et souveraineté (Georges Didi-Huberman)11, coupure et intervalle (Gilles Deleuze) 12. Il serait pertinent d’articuler ce réseau notionnel constituant de ce que Philippe Dubois appelle « événement de l’image »13 avec le modèle temporel de l’instant théorisé par Gaston Bachelard.

L’objectif est d’articuler quelques aspects de l’obraz soulevés dans les théories des auteurs russes – Pavel Florensky, Sergueï Eisenstein et Andreï Tarkovski – au concept du Figural élaboré par des auteurs français afin d’identifier les différents modes d’action possibles du kinoobraz sur le tissu visuel et temporel. Plus précisément, il s’agit de montrer comment la dialectique du conflit et de l’attraction des forces contraires, dialectique centrale dans la théorie eisensteinienne, propulse l’événement de l’image et instaure la suspension temporelle de la représentation. Le concept de figural s’introduit dans le champ des arts visuels avec l’ouvrage de Jean-François Lyotard, Discours, figure (1971). Dans la théorie de Lyotard, le monde se présentant comme une réalité sensible mais opaque, le langage ne serait pas en mesure d’en rendre compte. Dans ce projet d’appréhension du monde, l’approche phénoménologique dont l’horizon serait la connaissance est délaissée au profit de la psychanalyse freudienne dont l’horizon est le désir. La théorie freudienne et notamment celle de l’image de rêve infiltre de nombreuses théories françaises du figural autant que les images filmiques dans le cinéma russe.

Le rêve occupe une place fondamentale dans les films et les textes d’Eisenstein et de Tarkovski : rêve de Marfa (La ligne générale), rêves du petit Ivan (L’Enfance d’Ivan), rêves mélancoliques des héros du Miroir, de Stalkerde Nostalghia, du Sacrifice. Si la thématique du rêve apparaît comme ressort narratif fondamental, sa représentation est source d’interrogations formelles. Georges Didi-Huberman consacre de nombreux textes à la comparaison entre l’image de rêve et l’image figurale dans les arts visuels, qui semblent essentiels dans notre étude des représentations temporelles générés par le kinoobraz. Le modèle du rêve apparaît comme un moteur d’une dynamique de déchirure et de coprésence de vestiges sensibles, une dynamique proche de celle du conflit et del’attraction.

L’image de rêve introduit une déchirure cristallisant le conflit d’éléments hétérogènes

L’image de rêve théorisée par Freud relève de la déchirure, de lambeau dans un tissu visuel organisé et cohérent. Quelles en seraient la nature et la fonction ? Didi-Huberman soulève l’aspect lacunaire du rêve qui fait advenir des images sous la menace permanente d’une disparition, qui juxtapose ces images « lambeaux » en intégrant ainsi les ellipses et les courts-circuits : « Ce qui se présente crûment d’abord, ce qui se présente et que refuse l’idée, c’est la déchirure. Elle est l’image hors sujet, l’image en tant qu’image de rêve. Elle ne s’imposera ici que par la force de l’omission (Auslassung) ou du retranchement dont elle est, à strictement parler, le vestige : c’est-à-dire l’unique survivance, à la fois reste souverain et trace d’effacement. Un opérateur visuel de disparition »14.

Déchirure de la représentation, l’image de rêve témoigne d’une irrésistible attraction des forces contraires qui la tiraillent. Elle est donc en mesure de cristalliser « tous les contrastes et toutes les différences » et les intégrer à sa matérialité, sa « substance »15. L’image de rêve devient alors un lieu dynamique de choc, de conflit, de déchirement interne. Cette dynamique influe sur l’expérience du temps dans le rêve : « le temps s’y renverse, s’y déchire, et la logique avec lui »16. Ce processus de morcellement révèle l’énergie intensive de l’instant, à la fois créateur et destructeur. L’instant témoigne de la discontinuité du temps, soumis aux ruptures et aux omissions, aux ellipses et aux régressions. Selon Gaston Bachelard, l’instant serait une unité temporelle autour de laquelle se constitue notre expérience sensible et immédiate du temps : « Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune et tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du Temps »17.

Le surgissement de l’image de rêve possède une puissance disruptive semblable à celle de l’instant bachelardien. Précisons désormais la substance temporelle de cette image de rêve.

 

Coprésence et simultanéité des lambeaux temporels contre le mouvement linéaire de la succession

Contre la représentation d’une succession temporelle d’événements qui constitue notre expérience quotidienne diurne, l’image de rêve présente des éléments simultanément : « Incapable de représenter – de signifier, de rendre visibles et lisibles comme tels – les rapports temporels, le travail du rêve se contentera donc de présenter ensemble, visuellement, des éléments qu’un discours représentatif (ou une représentation discursive) auraient normalement différenciés ou inférés les uns des autres. La relation causale disparaîtra devant la coprésence »18

Dans le tissu temporel de l’image de rêve, les éléments séparés et contradictoires ne s’affirment que dans leur relation conflictuelle, leur coexistence dans un seul et même instant, leur interaction, leur confusion, leur transformation de l’un en l’autre. Ce processus temporel de la confrontation d’éléments opposés générant altération voire déformation est au cœur du travail du rêve théorisé par Freud. L’image de rêve serait une image paradoxale créée à partir de deux représentations contradictoires coprésentes dans un même espace visuel : « Le travail du rêve aime tout particulièrement à figurer (darstellendeux représentations (Vorstellungen) qui se trouvent dans un rapport d’opposition par la même configuration composite [...] »19.

L’image de rêve serait alors cette figure paradoxale issue de deux représentations opposées. Une proximité terminologique nous permet ici d’articuler le principe de polycentrisme dans les icônes orthodoxes analysé par Pavel Florensky. L’étude de cet auteur soviétique, nourri de références artistiques et scientifiques éclectiques, porte sur la technique, l’esthétique et la puissance spirituelle de l’icône. En citant l’exemple de La vision d’Ezéchiel de Raphaël, l’auteur souligne la coprésence d’espaces et de formes hétérogènes, perspectifs et non perspectifs, reflétant la coexistence et l’interaction entre les mondes céleste et terrestre, invisible et visible. À partir de l’exemple de quelques œuvres de Rembrandt, Florensky remarque même qu’« il est fréquent de voir deux espaces : perspectif et non-perspectif, utilisés simultanément, surtout pour peindre des visions et des apparitions miraculeuses »20. Par ailleurs, le polycentrisme relevant du paradoxe visuel peut trouver son origine dans notre expérience quotidienne du rêve. En effet, pour Florensky, aussi visibles et concrètes que soient les images du rêve – lieu de passage entre monde terrestre et céleste –, elles sont inspirées, formées et déployées par les forces du monde céleste. Si Florensky souligne la dimension spirituelle de la mise en coprésence d’éléments contradictoires dans la peinture, Eisenstein et Tarkovski insistent sur la puissance visuelle et temporelle de telles images qu’ils appellent obraz ou kinoobraz. Le kinoobraz possède un pouvoir proactif de structuration à partir du conflit d’éléments hétérogènes présents simultanément, qui le rapproche alors du travail de rêve.

 

L’image de rêve comme modèle d’image figurale

Selon Didi-Huberman, la déchirure dans le rêve est le moteur de la double dynamique du contraire et du désir. Au cœur du travail de figurabilité, la déchirure fait événement, « ouvre la figure » et en déplie les mécanismes internes. La déchirure produite par l’image de rêve agit et fait violence autant à la représentation qu’à celui qui l’observe, de la même manière que l’événement figural affecte la représentation et son spectateur. Didi-Huberman fait circuler cette notion de déchirure depuis l’espace de la théorie freudienne au champ des arts visuels en comparant l’œuvre de Serguei Eisenstein et celle de Georges Bataille : « “Faire cabrer le conflit intérieur”, disait encore, superbement, Eisenstein. Et, dans son texte des Cahiers d’art, il définissait le montage comme conflit, “choc de deux morceaux en opposition l’un à l’autre”. Mais pas plus que la décomposition bataillienne, le conflit eisensteinien ne devait, ne pouvait être absolu dans sa négativité. Il y fallait aussi la dialectique de la rencontre, "le choc de la rencontre”, la rencontre comme choc »21.

L’image cinématographique eisenstienienne hérite de l’image de rêve cette capacité à déchirer, à imploser la représentation depuis ses propres tréfonds. La dialectique du conflit et de l’attraction  s’accorde ici avec la dialectique freudienne du déchirement et du contact. Dans les textes de Didi-Huberman, cette dialectique se cristallise dans le terme tout aussi freudien de symptôme. Le symptôme analysé par Didi-Huberman nous intéresse ici en ce qu’il révèle un nouveau mode temporel de l’image : l’anachronisme.

 

Symptôme : événement, structure et anachronismes

Qu’est-ce que Didi-Huberman nomme symptôme ? « Le symptôme est donc une entité sémiotique à double face : entre l’éclat et la dissimulation, entre l’accident et la souveraineté, entre l’événement et la structure. »22 Le double aspect du symptôme à la fois rupture, déchirure et « structure », « système » le rapproche de l’attraction eisensteinienne, choc visuel et moteur de la construction de sens à la fois. Cependant, le symptôme n’opère pas seulement dans le champ visuel ou narratif mais aussi dans le champ temporel. Tout comme l’image de rêve qui exhibe l’inconscient humain et déforme le cours temporel, en révélant l’inconscient de l’image, le symptôme introduit des anachronismes dans le cours historique.

L’apparition du symptôme relève donc d’une violente irruption dans les champs visuel et temporel : rupture du « tissu de la représentation » en s’affirmant en « inconscient de la représentation » ; rupture du tissu temporel, de « l’histoire chronologique » en s’affirmant en « inconscient de l’histoire » 23

La dialectique opératoire de déchirure et de mise en coprésence d’éléments hétérogènes issue de la théorie freudienne sur le rêve semble résonner avec l’articulation entre coupure, rupture et association analysée par Gilles Deleuze. Contrairement à Lyotard qui s’appuie ouvertement sur les théories de Freud pour élaborer le concept de figural, Deleuze contourne ce modèle conceptuel dans ses textes. Cependant, l’image de rêve semble indéniablement inspirer l’image-temps deleuzienne comme l’image figurale de Lyotard. 

Le paradoxe soulevé par Gilles Deleuze dans les deux tomes de son ouvrage Cinéma serait le suivant : l’image-temps qui vise à montrer le temps en tant que continuité, flux authentique, est générée par des coupures et ruptures. Cette dynamique émane de la double tendance des images filmiques à s’associer et à s’arracher l’une à l’autre et au noir fécond qui les entoure, les génère et les absorbe. Ce mouvement d’attraction et de répulsion, d’association et de disparition semble informer sur la nature temporelle de l’image comme événement. Deux hypothèses deleuziennes nous semblent pertinentes ici : la puissance de l’intervalle comme moteur de l’image de cinéma, et la dynamique du conflit qui ne tend plus à une composition totale et unie mais à la dispersion, l’explosion, le déchirement et le chaos qui valent pour eux-mêmes.

 

Puissance de l’intervalle comme instant moteur de l’image

En cherchant à définir la singularité de l’image moderne, Gilles Deleuze soulève la dynamique qui anime son apparition, son accès à la visibilité. Deleuze reformule la question de l’attraction ou de l’association des images entre elles, en interrogeant la notion d’interstice, d’intervalle, de point de contact entre l’image et le néant, « un espacement qui fait que chaque image s’arrache au vide et y retombe »24.

L’intervalle apparaît alors comme une zone pulsionnelle, à la fois féconde et meurtrière, propulsant et dévorant les images. Cette dynamique d’arrachement, d’apparition et de disparition semble constituer pour Deleuze l’événement de l’image cinématographique.

L’image a donc autant d’importance que l’intervalle qui la sépare de l’image suivante. Dès lors, les images ne constitueraient pas un flux continu mais elles sont une série d’instants articulés, enchaînés « sur coupures  irrationnelles »25. Jaillissant de ruptures dans la représentation, les images témoignent de leur individualité mais aussi de leur instantanéité. L’image nouvelle, celle que Deleuze appelle « image-temps », conserve en elle la poétique de l’instant formulée par Gaston Bachelard en ces termes : « [...] le temps est une réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d’un instant sur un autre pour en faire une durée. L’instant c’est déjà la solitude »26.

La résonance terminologique témoigne d’une même dynamique opérant dans les deux champs, visuel et temporel : l’image cinématographique deleuzienne comme l’instant bachelardien surgissent entre deux néants à la fois fertiles et destructeurs, s’affirment dans leur singularité en provoquant une rupture dans le tissu de la représentation ou le flux temporel.

 

Dynamique de conflit créatrice du déchirement et du chaos

Le circuit visuel permanent tissé entre l’image et l’intervalle semble s’appuyer sur une dynamique de conflit motrice du déchirement et du morcellement qu’introduit l’apparition de l’image. Pour Deleuze, cette dynamique de conflit est d’abord au fondement même de l’image cinématographique : « le visuel et le sonore ne reconstituent pas un tout, mais entrent dans un rapport “irrationnel” suivant deux trajectoires dissymétriques. L’image audio-visuelle n’est pas un tout, c’est une “fusion de la déchirure” »27

Le conflit généré par les forces contraires des différentes images eisensteiniennes visait à créer une harmonie de sens. L’image-temps exhibe, dévoile les forces contraires qui la traversent pour témoigner de leur douloureuse fusion. Le terme utilisé par Deleuze d’« image audio-visuelle » semble résonner avec le « contrepoint visuel-sonore » d’Eisenstein. Or, dans cette image-temps, le « contrepoint » entre différents paramètres cinématographiques n’a pas pour horizon une « synthèse » qui naîtrait « dans la contradiction »28. Elle cherche au contraire à témoigner du chaos du réel. Contre la représentation artificielle du temps élaborée à partir d’un enchaînement logique d’événements, l’image-temps nous met en présence du temps dans toute sa déraison.

La dynamique de l’arrachement des images cinématographiques au vide de l’intervalle et leur disparition, l’instantanéité indéterminée de la coupure, la poétique prolifique du chaos semblent résonner à nouveau avec la théorie freudienne du rêve. Que serait cet intervalle, cet interstice que Deleuze nomme « l’impensé, l’inévocable, l’inexplicable, l’indécidable, l’incommensurable »29 sinon une forme de l’inconscient de l’image capable de générer toutes sortes de figurations paradoxales ? L’« image de rêve », l’« image-temps », l’« image-symptôme » semblent être des notions à l’origine ou aux confins de concept opératoire de figural. Pour définir plus précisément le figural et son essence temporelle d’événement dans les œuvres cinématographiques, on s’intéressera aux textes de Philippe Dubois intitulés « La question du figural » et « Plaies d’image ». Tout comme le symptôme, la rupture, la déchirure, la coupure, l’image figurale surgit violemment dans l’espace de représentation propulsée par le choc violent de phénomènes contraires.

 

Dynamique de confrontation au cœur de l’image figurale

À l’instar de l’image de rêve qui révèle ses paradoxes dans le travail d’association libre supposant l’implication du rêveur et de l’analyste, l’image figurale suppose nécessairement l’implication du spectateur et de l’analyste30Une première forme de confrontation serait donc assurée par ce rapport violent entre image et spectateur : « L’événement figural, lorsqu’il advient, fulgure ou sidère le spectateur, lequel se retrouve alors, à la fois saisi (de stupeur) et dessaisi (de ses habitudes de perception ou de compréhension), démuni, sans voix, bouche bée »31.

Ce conflit essentiel se décline en quatre couples notionnels antagonistes : figuration/narration, présence/représentation, puissance/pouvoir et sensation/signification. Contre la pratique classique de représentation, le figural garantit un phénomène de présence confrontant l’image à son spectateur sans médiation aucune. Mouvement dynamique, incessant, fulgurant, la puissance de l’image agit sur les affects et non sur l’intellect, ne vise aucune signification et s’affirme dans son autonomie créatrice. L’interaction conflictuelle entre notions opposées érige l’image figurale en lieu de processus permanent que Dubois nomme précisément le figural. Les termes figuration, sensation, puissance et présence caractérisant l’image figurale informent sur sa nature temporelle. Elle interrompt le cours de la représentation, elle déchire le tissu de visibilité et de lisibilité pour faire événement.

 

Temporalité de l’image figurale

À la manière du travail de rêve, le travail « dans le corps même de l’image » est source d’événements visuels. Le corps de l’image est alors à la fois producteur et cible de cet événement : il met en branle le déploiement temporel de l’image et des images entre elles pour en dévoiler la force créatrice de l’instant. «Cette événementialité figurale du visible engage elle-même au moins trois facteurs majeurs : la fulgurance, la déchirure et la présence. »32 Ces trois facteurs affirment la puissance de l’instant. Selon Bachelard, seul l’instant s’offre aux sens humains sans aucune médiation ni construction  intellectuelle : « Le temps ne se remarque que par les instants ; la durée – nous verrons comment – n’est sentie que par les instants »33. Cette conception du temps – flux permanent d’instants isolés et singuliers – semble proche du modèle cinématographique – flux visuel de photogrammes isolés et singuliers.

Tout instant constitué de plusieurs couches superposées (« le temps a plusieurs dimensions ; le temps a une épaisseur »34) est potentiellement porteur d’un événement, propice au basculement, facteur de rupture : « Cette idée d’instantanéité (“dans un éclair” disait Elie Faure) est évidemment importante. Elle participe de cet effet de foudroiement qui accompagne la découverte du Figural. [...] elle affirme le principe d’une rupture et donc de l’ouverture à une dimension nouvelle de la figuration »35.

Si le figural relève de la fulgurance instantanée qui agit de manière foudroyante, il vise aussi à faire structure36. Pour éprouver l’efficacité du figural dans le champ cinématographique, Philippe Dubois élabore la figure de la plaie qui cristallise la dialectique du conflit et de l’attraction simultanément au niveau de l’image (ses motifs et sa matière) et au niveau de la structure d’images.

Figure de la plaie : béance et cicatrice du dispositif cinématographique

« Ce qui m’importe dans la plaie, c’est qu’elle est, dans tous les sens, une Figure, c’est-à-dire à la fois une forme et un mouvement. Une structure et un événement. C’est-à-dire, finalement, une dialectique. »37 L’analyse de cette figure dialectique amène Dubois à interroger les différents rouages du dispositif cinématographique affectés par la manifestation de la plaie. Tout d’abord, surgissant sur le corps représenté (l’auteur prend l’exemple du film Face off (Volte face) de John Woo) la plaie suspend l’image en exhibant la plasticité, la malléabilité de sa matière : « La plaie, ce n’est donc pas seulement la blessure, la déchirure, l’arrachement, c’est aussi, via le principe de la greffe, la mise en forme de la surface comme moule, comme forme informe [...] pouvant prendre toutes les formes selon les matières charnelles sur lesquelles elle s’applique »38Ensuite, la plaie affecte le corps même du film, elle lui fait violence et l’éprouve pour en exhiber la différence, l’autonomie, la séduction. L’exemple mobilisé par Dubois est le film Précis de décomposition d’Eric Rondepierre :

[...] Par l’arrêt sur image et la reproduction agrandie de photogrammes, Rondepierre amène à la surface du visible les blessures du film, ses trous, ses déchirures, des moments d’aberration visuelle, dus au vieillissement, aux  conditions de conservation, aux aléas de parcours de cette matière fragile. Il visualise ces cicatrices chimiques du temps, qui sont comme des « ratés » du film, des « excédants », des « accidents », des « poussières de la vitesse » (toutes ces expressions sont de Rondepierre), et qui d’habitude passent totalement inaperçus lors de la projection, alors qu’ils sont là, physiquement, dans la matière physique (le corps) du film-pellicule39.

Enfin, la plaie peut affecter l’intégralité du dispositif cinématographique en exhibant son fonctionnement, le défilement des images et l’articulation entre elles : « des plaies imaginaires, jouant avec l’immatière du cinéma »40. Dans Don’t look now [Ne vous retournez pas] de Nicolas Roeg, l’auteur expose la manière dont les parallélismes du montage alterné modèlent discrètement et pourtant ostensiblement une « structure mentale » capable de rendre compte de l’incarnation de l’image, du devenir corps de l’image.

La figure de la plaie semble supposer toujours une opération temporelle : le gros plan sur l’arrachement de la peau à la chair du visage chez Franju ; l’arrêt sur image de Rondepierre ; les intervalles et les passages d’une image à l’autre, d’une image à son spectre imaginaire de Roeg. Toutes ces opérations compositionnelles, filmiques, cinématiques attirent l’attention sur la prééminence du modèle corporel au cinéma. Or, ce modèle semble servir de plateforme aux expérimentations sur la temporalité filmique. Dans les exemples convoqués par Dubois, il est question de suspension temporelle, de rupture et de fixité, d’apparition et d’incident, il est question d’événement instantané : autant de phénomènes qui témoignent de la plasticité du temps qui devient au cinéma une figure originale et absolue (« les deux mots viennent d’une même racine grecque pour le premier mot [Plasma] et latine pour le second [Fig-], qui signifie dans les deux cas “malléable”, “modulable”, “modelable”, “manipulable” [...] »41).

L’analyse comparée de deux notions aussi riches et ambivalentes que l’obraz et le figural dans le champ cinématographique révèle la fonction essentielle de l’instant comme événement temporel et sensible. À la fois créateur et destructeur de l’image, l’instant dévoile la discontinuité, des ellipses et des régressions temporelles qui la tiraillent. Lieu de coprésence et de simultanéité des éléments hétérogènes, l’instant possède néanmoins un caractère de fixité et d’objectivité. Puissance fulgurante, il relève de la rupture et affirme l’inventivité de la matière visuelle.

Bibliographie :

Aumont, Jacques, Montage Eisenstein, Paris, Images modernes, 2005.
Bachelard, Gaston, L’Intuition de l’instant, Paris, Le livre de poche, « Biblio Essais », 1994.
Deleuze, Gilles, Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983.
—, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
Didi-Huberman, Georges, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
—, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, 1990.
—, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000.
Dubois, Philippe, « Plaies d’images », in Jacques Aumont (dir.), Le Septième Art, Paris,
Léo Scheer, 2003.
—, « La question du figural », in Pierre Taminiaux et Claude Murcia (dir.), Cinéma art(s) plastique(s), Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2004.
Eisenstein, Sergueï M., Cinématisme, trad. fr. Valérie Pozner, Elena Rolland, Anne Zouboff, Danièle Huillet, François Albera, Dijon, Les presses du réel, 2009.
Freud, Sigmund, Sur le rêve [1901], trad. fr. Fernand Cambon, Paris, Flammarion, 2010.
Florensky, Paul, La perspective inversée, Iconostase, trad. fr. François Lhoest, Lausanne,
L’Âge d’homme, 1992.
Tarkovski, Andrei, Le Temps scellé, Paris, Philippe Rey, 2014.

Macha Ovtchinnikova est doctorante et chargée de cours en études cinématographiques à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Elle travaille sur la représentation du temps au cœur de la figure cinématographique dans les films des cinéastes russes Andrei Tarkovski, Andrei Zviaguintsev et Kira Mouratova sous la direction d’Antonio Somaini et Térésa Faucon. Son équipe de rattachement est le LIRA (Laboratoire International de Recherches en Arts). Elle est également réalisatrice.

NOTES

1 Philippe Dubois, « La question du figural », in Pierre Taminiaux et Claude Murcia (dir.), Cinéma art(s) plastique(s), Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2004, p. 66..

Serguéï M. Eisenstein, « Dramaturgie de la forme filmique », in Cinématisme, trad. fr. Valérie Pozner, Elena Rolland, Anne Zouboff, Danièle Huillet, François Albera, Dijon, Les presses du réel, 2009, p. 28.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 30.
Andrei Tarkovski, entretien avec Nicolas Guibou, « La vie naît de la dysharmonie… » [1967], Kinovedtcheskiye zapiski, n° 50, 2001. URL de référence : http://tarkovskiy.su /texty/Tarkovskiy/Giby1967.html (ma traduction).
Ibid.
Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, pp. 319-320.
Jacques Aumont, Montage Eisenstein, Paris, Images modernes, 2005, p. 68.

Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, op. cit., p. 333
10 Philippe Dubois, « Plaies d’images », in Jacques Aumont (dir.), Le Septième Art, Paris, Léo Scheer, 2003, pp. 174-175.
11 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, p. 308.
12 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
13 Philippe Dubois, « La question du figural », op. cit., p. 66.

 14Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’artParis, Minuit, 1990, p. 178.
15 Ibid., p. 180.
16 Ibid., p. 180.
17 Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Livre de poche, « Biblio Essais », 1994, p. 15.

18 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., pp.179-180.
19 Sigmund Freud, Sur le rêve [1901], trad. fr. Fernand Cambon, Paris, Flammarion, 2010, pp. 102-103.
20 Père Paul Florensky, La perspective inversée, Iconostase, trad. fr. François Lhoest, L’Âge d’homme, Lausanne, 1992, p. 94.  

21 Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, op. cit., pp. 304-305.
22 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., pp. 307-308.
23 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, op. cit., p. 40.

24 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 234.
25 Ibid., p. 362.

26 Gaston Bachelard, op. cit., p. 13.
27 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 351.
28 Serguéï M. Eisenstein, op. cit., p. 22.
29 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 279.

30 Massimo Olivero, « Figurer les émotions : représentations du pathos au cinéma », cours de Licence 3 Cinéma et Audiovisuel, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2016-2017.
31 Philippe Dubois, « La question du figural », op. cit., pp. 66-67.
32 Ibid., p. 66.

33 Gaston Bachelard, op. cit., p. 33
34 Ibid., p. 92.
35 Philippe Dubois, « La question du figural », op. cit., p. 67.
36 Ibid., p. 67.
37 Philippe Dubois, « Plaies d’images », op. cit., p. 175.
38 Ibid., p. 183.

39 Ibid., pp. 184-185.
40 Ibid., pp. 185-186.
41 Philippe Dubois, « La question du figural », op. cit., p. 54.

FUENTE: https://fr.scribd.com/document/378811930/Lobraz-Et-Le-Figural-Dans-Le-Cinema-Russ

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